Le cap de Bonne-Espérance, sur la route des tortues vertes marines...

Paris, le 18 janvier 2007

Les travaux menés par le Laboratoire Ressources Halieutiques du Centre Ifremer de La Réunion sur les tortues vertes du sud ouest de l’océan Indien ont récemment fait l’objet d’une publication dans la revue Molecular Ecology. Les scientifiques, en étudiant l’ADN mitochondrial de différentes populations de tortues vertes de la région, ont pour la première fois mis en évidence que le cap de Bonne-Espérance ne constitue pas une barrière environnementale infranchissable pour les tortues vertes. Contre toute attente, cette espèce est capable de passer, via ce cap, de l’océan Atlantique vers l’océan Indien.

L’utilisation de l’ADN mitochondrial
Les mitochondries sont des organites intra-cellulaires d'une taille de l'ordre du micromètre. C’est dans ces organites que l'énergie fournie par les molécules organiques est récupérée, puis stockée sous forme d'ATP 1 (la principale source d'énergie pour la cellule, donc pour tout l’organisme).
Avec le noyau, la mitochondrie est la seule partie des cellules animales à posséder son propre matériel génétique (ADN mitochondrial). Chez les animaux, lors de la reproduction sexuée, la totalité des mitochondries de la cellule-œuf provient du gamète femelle. Toutes les mitochondries d'un individu lui sont donc transmises par sa mère. L'étude de l'ADN mitochondrial permet donc de retracer les relations généalogiques entre les individus par la voie maternelle.
Pour analyser la structure génétique des populations de tortues vertes de l’océan Indien, les scientifiques de l’Ifremer ont étudié la variabilité de l’ADN mitochondrial. L'analyse a porté sur la région contrôle de cet ADN (une zone de 396 paires de base). Cette région étant hypervariable2 , elle est susceptible de révéler des différences entre des espèces très proches voire entre différentes populations de la même espèce, ce qui était l’objectif de l’étude.
Le cap de Bonne-Espérance : barrière ou passage ?
Toutes les études menées jusqu’à présent semblaient indiquer que le cap de Bonne-Espérance, compte tenu de la température froide de l’eau, constituait une barrière biogéographique majeure entre l’océan Atlantique et l’océan Indien pour le mélange de nombreuses espèces marines tropicales, dont les tortues marines, issues des deux zones géographiques.
L’analyse moléculaire conduite par les scientifiques de l’Ifremer a révélé l’existence de 7 haplotypes (figure) de tortues vertes parmi les 288 individus femelles étudiés, issus des dix sites majeurs de ponte du sud ouest de l’océan Indien. Pour la première fois, des haplotypes de l’océan Atlantique ont été identifiés parmi des populations présentes dans l’Indo-Pacifique. Pour expliquer ce phénomène, deux hypothèses sont envisageables : soit il y a actuellement un passage de tortues vertes de l’Atlantique vers l’océan Indien, soit ce passage s’est produit il y a plusieurs dizaines de milliers d’années, ce qui est récent à l’échelle de l’évolution génétique. Lors de la dernière glaciation, les changements de température et de courants qui se sont produits durant une courte période, ont en effet probablement permis une migration de l’océan Atlantique vers l’océan Indien.
Le long du canal du Mozambique, une structure génétique particulière
Comme l’illustre la figure, les scientifiques se sont attachés à échantillonner les sites de ponte les plus proches possibles du cap de Bonne-Espérance et le long du canal du Mozambique.
Ainsi, ils ont mis en évidence des caractéristiques génétiques prouvant que les tortues vertes issues des sites de ponte du sud du canal du Mozambique (SMC) et celles issues des sites du nord du canal du Mozambique (NMC) font partie de deux stocks génétiques totalement différents (figure).
Au sein même de la population du sud du canal du Mozambique, deux sous-stocks génétiques peuvent encore être distingués : un provenant de l’île Europa et un de l’île Juan de Nova.
Les auteurs de l’article suggèrent que cette structure génétique particulière le long du canal du Mozambique résulte d’une récente colonisation des tortues marines de l’océan Atlantique vers l’océan Indien. Par ailleurs, les tortues vertes étant capables d’effectuer des migrations de plusieurs centaines de kilomètres, cela indique également que les conditions océaniques particulières du canal du Mozambique freinent le mélange de ces deux populations et ce, en affectant les premiers stades du cycle de vie des tortues vertes. En effet, les juvéniles de tortues vertes ont une écologie dite ‘pélagique’, c'est-à-dire qu’ils vivent en pleine mer durant les premières années de leur vie et subissent directement l’influence des courants.
Dans la plupart des cas de migrations marines observées dans la région, les espèces se déplacent passivement, via le passage des larves dans le courant des Aiguilles, de l’océan Indien vers l’océan Atlantique. Avec le requin marteau (Duncan et al, 2006), la tortue verte marine serait donc la deuxième espèce recensée pour laquelle on observerait un passage actif de femelles dans une direction opposée à celle effectuée habituellement. Cela pourrait s’expliquer par le fait que la tortue verte, tout comme le requin marteau, est un « nageur actif » à tous les stades de sa vie.
De nouvelles connaissances pour une meilleure gestion du stock
Cette étude met en évidence le caractère exceptionnel du sud ouest de l’océan Indien pour la tortue verte : cette zone héberge non seulement des sites de ponte très importants (Europa, Glorieuses, Mohéli, Tromelin…) et des aires d’alimentation exceptionnelles (Mayotte, Mohéli, Tanzanie…), mais c’est de plus la seule région du monde où les populations de tortues vertes marines de l’Atlantique et Indo-Pacifique se rencontrent et commencent à se mélanger.
En termes de conservation du patrimoine génétique, cette région représente donc une zone de brassage génétique fondamentale pour l’adaptation de l’espèce à l’évolution de l’environnement dans le futur. L’espèce Chelonia mydas figure d’ailleurs en Annexe I de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction. Connue sous le sigle CITES, ou encore comme la Convention de Washington, elle a pour but de veiller à ce que le commerce international des spécimens d’animaux et de plantes sauvages ne menace pas la survie des espèces auxquelles ils appartiennent.
Actuellement, la gestion de l’espèce Chelonia mydas s’effectue site par site, il existe par exemple une protection totale des tortues vertes marines dans les îles éparses françaises (Europa…). Cette étude, en montrant le rayonnement régional de l’espèce Chelonia mydas, pourrait donc avoir des implications en termes de gestion des stocks.
1. Adénosine triphosphate.
2. Une région de l’ADN est dite hypervariable lorsqu’elle présente un fort polymorphisme génétique, c’est-à-dire une importante variabilité d’un individu à l’autre au niveau de la séquence nucléotidique de l'ADN. Ces zones hypervariables, issues de ‘mutations’ aléatoires ne codant pas pour un gène spécifique, sont ainsi accumulées et conservées de génération en génération.
3. Un haplotype représente la moitié du génotype (l'ensemble des gènes) d'un individu, moitié provenant soit du père, soit de la mère. L’ADN mitochondrial provenant uniquement de la mère, on peut parler ici d’une étude d’haplotype bien que les tortues vertes marines soient des organismes diploïdes (elles possèdent deux copies du même ADN).