Les moules des grands fonds ont le rythme dans la coquille
Petite révolution dans la connaissance des environnements marins profonds ! On a longtemps cru que, dans ces univers, le facteur temps ne donnait pas la cadence pour la faune des profondeurs. Cette idée est aujourd’hui battue en brèche par une équipe de scientifiques qui vient de mettre en évidence, pour la première fois, des rythmes biologiques chez la modiole, cette grosse moule caractéristique des grands fonds. Autre grande première : la réalisation d’échantillonnages directement au fond grâce au bras secourable du robot sous-marin Victor6000. Des avancées scientifiques qui ont les honneurs d’un article dans la prestigieuse revue de référence Nature Communications. Les explications d’Audrey Mat, première auteure de l’étude, et de Marjolaine Matabos, chercheure au laboratoire Environnement Profond de l’Ifremer.
La faune des grands fonds n’échappe donc pas aux règles temporelles qui régissent la vie sur terre ?
Marjolaine Matabos : « Effectivement. On a longtemps pensé que les environnements profonds, dépourvus de lumière à plus de 1000 mètres sous la surface, étaient des univers dits « arythmiques ». Depuis une vingtaine d’années pourtant, des signaux de marée ont été relevés au niveau des cheminées hydrothermales que nous étudions. Grâce aux observatoires des grands fonds positionnés sur la ride médio-Atlantique (EMSO Açores) ou sur la dorsale Juan de Fuca dans le Pacifique, nous avons pu constater que certains organismes ajustaient leur comportement au gré des marées. D’autres études ont montré que des stries de croissance apparaissaient sur les coquilles des modioles, toujours en lien avec le cycle des marées. Autant d’indices qui nous laissaient penser que les marées avaient un rôle déterminant sur le fonctionnement de ces communautés animales, ce que nous avons cherché à démontrer dans notre étude. »
« Nous avons pu constater que certains organismes ajustaient leur comportement au gré des marées. »
Marjolaine Matabos
Audrey Mat : « Alors que les rythmes circadiens, liés à l'alternance jour/nuit, ont été rapportés dans tous les groupes du vivant chez les organismes terrestres, et que les organismes marins côtiers présentent des rythmes liés à la marée, nous ignorions jusqu'à présent si le temps pouvait être une clé déterminante dans la physiologie des animaux des grands fonds ».
Quelles sont les avancées scientifiques dont vous témoignez dans les colonnes de la revue Nature Communications ?
Audrey Mat : « Notre étude révèle pour la première fois l’existence de rythmes biologiques -mis en évidence au niveau du comportement et par séquençage moléculaire sur une espèce des grands fonds : Bathymodiolus azoricus. Il s’agit d’une modiole, sorte de grosse moule, qui peuple densément les cheminées hydrothermales. Effectués à 1700 m de fond sur la ride médio-Atlantique par le robot sous-marin Victor6000, les prélèvements ont été réalisés sur une fenêtre de temps bien précise équivalente à 24h48 à raison d’un prélèvement toutes les 2h 4 min. Ce temps ne doit rien au hasard, mais correspond à deux cycles de marée, l’idée étant de tester l’hypothèse d’une influence majeure de ce paramètre temporel en environnement profond. »
« Résultats : au niveau moléculaire, à 1700 m de profondeur, le transcriptome temporel présente des oscillations dont la période correspond bien à celle de la marée. »
Audrey Mat
Audrey Mat : « Autre originalité de cette étude : l’échantillonnage ne s’est pas fait en surface comme traditionnellement mais directement au fond. Les modioles ont été « fixées » immédiatement dans une solution pour permettre des conditions idéales de séquençage. Bénéfice : éviter que les gènes exprimés par l’animal ne soient modifiés par le stress de la remontée. Quant aux résultats : au niveau moléculaire, à 1700 m de profondeur, le transcriptome temporel (soit l'ensemble des gènes exprimés et qui donne une photo de l’état physiologique d’un organisme à un instant « t ») présente des oscillations dont la période correspond bien à celle de la marée. »
Les résultats de cette étude ont été obtenus au prix d’une véritable prouesse technologique ? Pouvez-vous nous dire en quoi ?
Marjolaine Matabos - Audrey Mat : « La cadence régulière des prélèvements sur plus de 24h est un défi technique en soi, mais nous avons aussi affronté une autre contrainte sur cette mission avec le choix d’utiliser la lumière rouge pour éclairer le site d'échantillonnage pendant les prélèvements. L’objectif était d’influer le moins possible sur les réactions physiologiques des modioles. La lumière blanche est connue pour modifier les cycles biologiques, mais le rouge est la première couleur absorbée dans l’eau de mer. La difficulté c’est qu’avec la lumière blanche on voit à 15 mètres, et à 4 mètres maximum seulement avec la lumière rouge. Les pilotes ont donc travaillé presque à l’aveugle ! Une première pour l’équipe ! »
« La difficulté c’est qu’avec la lumière blanche on voit à 15 mètres, et à 4 mètres maximum seulement avec la lumière rouge. Les pilotes ont donc travaillé presque à l’aveugle ! »
Marjolaine Matabos et Audrey Mat
Quelle nouvelle porte sur l’inconnu ouvre cette découverte pour les grands fonds ?
Audrey Mat - Marjolaine Matabos : « La prochaine étape sera d’identifier d’éventuelles horloges biologiques internes chez les modioles des grands fonds pour évaluer si les oscillations observées dans l’expression des gènes sont une réponse à un stimulus environnemental ou si elles sont générées par une ou plusieurs horloges biologiques internes. Cette première mission servira aussi de base pour établir des protocoles de référence pour le travail en chronobiologie dans les environnements profonds, en s’appuyant sur les enseignements tirés de l’échantillonnage au fond et de l’utilisation de la lumière rouge ».
Bibliographie
Biological rhythms in the deep-sea hydrothermal mussel Bathymodiolus azoricus. Mat, A.M., Sarrazin, J., Markov, G.V. et al., Nat Commun 11, 3454 (2020). https://doi.org/10.1038/s41467-020-17284-4