Biodiversité et services rendus par la nature : que sait-on de l’impact des pesticides ?
Dans quelle mesure les oiseaux, insectes et autres organismes vivants sont-ils affectés par les pesticides ? Quel est l’effet de ces substances sur des services aussi essentiels que la pollinisation ou la lutte biologique contre les ravageurs ? Une expertise scientifique collective INRAE-Ifremer livre des enseignements actualisés sur l’impact des produits phytopharmaceutiques sur la biodiversité et sur les services que les écosystèmes rendent à la société. Elle identifie des pistes pour les réduire. Fruit de deux ans de travaux d’un collectif pluridisciplinaire, elle a été réalisée à la demande des ministères en charge de l’Environnement, de l’Agriculture et de la Recherche, et s’est intéressée à tous les milieux : air, terres, eaux douces et marines.
Retour sur le contexte, les résultats et les pistes ouvertes par ces travaux de large portée.
Pourquoi cette expertise scientifique collective ?
Le déclin de la biodiversité en France et dans le monde est attesté par des publications de plus en plus nombreuses ces vingt dernières années, une alerte qu’a renforcé la parution du rapport 2019 de l’IPBES1. La contamination de l’environnement par les pesticides est identifiée comme l’une des causes de cette situation. Ainsi, des politiques publiques ambitieuses sont aujourd’hui en place en France et en Europe pour réguler l’usage des produits phytopharmaceutiques – autrement dit les pesticides utilisés sur les cultures, les jardins, espaces verts et infrastructures - et pour encourager les solutions alternatives aux pesticides de synthèse. Mais les usages de ces substances demeurent importants : 55 000 à 70 000 t sont encore utilisées selon les années en France.
Pouvoirs publics, agriculteurs, associations de défense de l’environnement, agences de l’eau, scientifiques, industriels, citoyens… tous sont concernés par cette question qui touche à notre environnement et à notre alimentation. Pour disposer d’un état des lieux actualisé des connaissances scientifiques, les ministères en charge de l’Environnement, de l’Agriculture et de la Recherche ont demandé à INRAE et à l’Ifremer une expertise scientifique collective sur les impacts des produits phytopharmaceutiques sur la biodiversité et les services écosystémiques. Les résultats de cet exercice pluridisciplinaire et collectif, qui a mobilisé pendant 2 ans 46 experts de 19 organismes de recherche, ont été partagés lors d’un colloque de restitution rassemblant plus de 600 participants le 5 mai dernier.
En 2005, les pouvoirs publics avaient chargé l’Inra et le Cemagref (aujourd’hui fusionnés en INRAE) d’une première expertise scientifique collective sur les pesticides et leurs impacts sur l’agriculture et l’environnement, les effets sur la santé humaine étant expertisés par l’Inserm. En 2008, l’Inra livrait une autre expertise sur les conséquences de l’agriculture sur la biodiversité. Ces expertises ont contribué à mieux inscrire la réduction des pesticides dans les orientations de recherche et ont été déterminantes pour construire le premier plan français de réduction des pesticides en agriculture. Lancé en 2008 à la suite du Grenelle de l’Environnement, le plan Ecophyto 2018 visait un objectif ambitieux et quantifié : réduire de moitié l’usage des pesticides en 10 ans. Depuis, la réglementation qui régit la mise sur le marché des pesticides a évolué : retrait des substances dont la persistance dans l’environnement ou les effets toxiques étaient les plus élevés, reconnaissance et priorisation du biocontrôle, mise en place d’une phytopharmacovigilance2 pour surveiller les effets des pesticides au cours de leur utilisation. Par ailleurs, l’Union européenne a adopté la directive cadre sur l’eau et la directive cadre stratégie pour le milieu marin ou le paquet pesticides afin de mieux protéger la santé humaine et l’environnement contre les risques liés aux substances chimiques. Les pratiques agricoles se renouvellent, faisant plus de place aux solutions de biocontrôle, à l’agriculture biologique et à l’agroécologie. Les connaissances scientifiques et les techniques analytiques se sont renforcées permettant de mieux caractériser les effets des substances et la contamination des écosystèmes. Elles mobilisent également de nouveaux concepts : services écosystémiques, c’est-à-dire services que la nature rend à la société (tels que la pollinisation ou la lutte biologique contre les ravageurs), holobionte (formé par un organisme, par ex. une plante, et les communautés de microorganismes qui lui sont étroitement associés appelés ses microbiotes), exposome (ensemble des expositions chimiques, physiques, biologiques auquel nous sommes soumis)…
Fondée sur l’analyse bibliographique de plus de 4 000 publications scientifiques internationales, l’expertise livrée le 5 mai dernier par INRAE et l’Ifremer permet ainsi de réactualiser l’état des lieux des connaissances faisant la part de ce qui est robuste, reste à consolider ou insuffisamment exploré depuis les précédentes expertises. Des données essentielles pour les pouvoirs publics français et européens, en matière réglementaire et en matière de stratégie de recherche. En complément de cette expertise INRAE-Ifremer, l’Inserm a, de son côté, actualisé en 2021 son expertise sur les impacts des pesticides sur la santé humaine et INRAE a été chargé d’une expertise sur la gestion des couverts végétaux pour favoriser la régulation naturelle des bioagresseurs des cultures (résultats livrés le 20 octobre prochain).
Quels enseignements sur les impacts ?
À terre et en mer : les produits phytopharmaceutiques sont présents partout
L’image tirée en 2022 est beaucoup plus précise que celles de 2005 et 2008 grâce à la densification du réseau de surveillance et au perfectionnement des techniques d’analyse qui s’intéressent aux produits phytopharmaceutiques et à certains produits issus de leur dégradation (ou transformation). Le glyphosate – de loin le premier herbicide utilisé dans le monde – et son principal produit de transformation (AMPA) font ainsi partie des substances les plus répandues dans les sols. Tous les milieux sont concernés par la contamination de mélanges de produits phytopharmaceutiques mais les zones agricoles proches des lieux d’applications sont les plus contaminées. Cette contamination affecte ensuite les sols et cours d’eau jusqu’aux mers et aux océans, avec généralement des concentrations décroissantes le long de ce continuum. Certains polluants très persistants dans l’environnement tels le DDT, le lindane ou l’hexachlorobenzène, interdits depuis des années, sont observés jusque dans les grands fonds marins et les zones polaires. Ce sont partout des mélanges de polluants qui sont retrouvés : les produits phytopharmaceutiques, eux-mêmes en mélange, sont présents aux côtés de médicaments, de microplastiques....
L'essentiel des leviers sont à terre, mais nous avons besoin d’en savoir plus sur la mer : la Chaire bleue mise en place par l’Ifremer à Nantes étudiera l’impact des pollutions sur les microbiotes des organismes marins ; j'espère aussi que des projets ambitieux seront déposés, sur l'exposome marin dans le PPR "Océan - Climat", sur le continuum terre-mer dans le PEPR "One Water", ou encore dans le cadre de la mission européenne pour la restauration des océans et des eaux
Peu de données scientifiques sont en revanche disponibles concernant la contamination des régions ultramarines, qui présentent des spécificités liées à des règlementations particulières. Une exception à ce constat concerne la chlordécone autorisée de manière dérogatoire jusqu’en 1993 (après son interdiction en 1990) dans les bananeraies antillaises. Elle a fait l’objet de nombreuses études en Guadeloupe et en Martinique où elle est présente sur tout le continuum terre-mer, plus diluée toutefois à mesure qu’on s’éloigne des zones d’épandage.
La biodiversité est affectée, ainsi que les services qu’elle assure
La pollution chimique - à laquelle les produits phytopharmaceutiques contribuent – apparaît comme le troisième ou quatrième facteur de destruction de la biodiversité à l’échelle mondiale derrière le changement ou la destruction des habitats naturels, l’exploitation des ressources et le changement climatique. Les connaissances actuelles concernant plus spécifiquement les effets des produits phytopharmaceutiques sont majoritairement produites dans des contextes agricoles, les principaux produits étudiés étant les pesticides de synthèse et le cuivre. Très peu de connaissances sont disponibles sur les produits de biocontrôle. Spécifiques à la réglementation française, ils rassemblent des macro-organismes, (insectes, nématodes…) et des micro-organismes (virus, bactéries, champignons, levures, …) introduits dans les cultures pour lutter contre leurs ravageurs, les médiateurs chimiques (comme les phéromones ou les kairomones) qui vont piéger, détourner, perturber les assaillants, ainsi que les substances naturelles. Ces dernières sont d’origine minérale, végétale ou animale et ont des usages variés (fongicides, insecticides, herbicides…).
Il apparaît de façon robuste que les produits phytopharmaceutiques sont, dans les zones agricoles, une des causes principales du déclin des invertébrés terrestres, dont des insectes pollinisateurs et des prédateurs de ravageurs (coccinelles, carabes…), ainsi que des oiseaux. Chez les oiseaux granivores, les effets directs, du fait de la toxicité des graines ingérées, sont prédominants. Chez les oiseaux insectivores, les effets indirects sont majeurs : ils perdent leur garde-manger en raison de la réduction du nombre d’insectes. Les organismes aquatiques aussi sont touchés. Les populations de macroinvertébrés pourraient diminuer de 40 % dans les cours d’eau agricoles les plus pollués. Pour l’ensemble de ces organismes terrestres et aquatiques, les effets non mortels, directs et indirects, sont majeurs, ce qui n’avait pas été autant étudié il y a 15 ans. Ces effets peuvent se traduire par une perte d’orientation ou de capacités de vol chez les insectes et oiseaux, une diminution de l’efficacité de la reproduction ou des déficiences immunitaires. Certains sont dus à des atteintes du microbiote, c’est-à-dire l’ensemble des microorganismes présents dans ces organismes (à l’instar par exemple de la flore intestinale chez les humains). Une partie de ces produits ont également des effets sur le système endocrinien qui sont majoritairement étudiés chez des espèces modèles de mammifères et de poissons et dont les conséquences sur les populations restent à évaluer.
Les produits phytopharmaceutiques sont également en cause dans le déclin des amphibiens (25 % de leurs populations sont menacés en Europe) et des chauves-souris. Au-delà de ces constats par types d'organismes, l’expertise s’est également intéressée au rôle écologique qu’ils assurent. Les microorganismes, présents en abondance dans tous les milieux, sont principalement affectées dans les sols agricoles et les cours d’eaux voisins contaminés par les produits phytopharmaceutiques. Leurs capacités à dégrader la matière organique et fournir des nutriments aux écosystèmes sont diminuées.
L’expertise met en évidence l’importance de la gestion des paysages pour la résilience de la biodiversité : il est essentiel de ménager des zones refuges (végétation terrestre et aquatique) connectées entre elles : elles sont des réservoirs d’espèces pouvant ensuite recoloniser les milieux voisins. Cependant, ces zones refuges, et plus généralement les habitats naturels, sont menacés par la simplification des paysages agricoles (parcelles plus vastes aux bordures moins variées) et par l’artificialisation des sols, et les produits phytopharmaceutiques jouent un rôle aggravant.
Les trois services écosystémiques pour lesquels les impacts des pesticides sont les plus étudiés jusqu’à présent sont la production végétale cultivée (protégée des ravageurs et maladies par les produits phytopharmaceutiques), la pollinisation (affectée négativement, principalement par les insecticides néonicotinoïdes et pyréthrinoïdes) et la lutte qu’assurent les prédateurs naturels contre les ravageurs des cultures (négativement impactée elle-aussi). Or les deux derniers services sont utiles au premier : la production végétale sera donc à terme impactée négativement elle aussi. De nombreuses lacunes de connaissances sont constatées sur les autres services.
Quels leviers pour limiter ces impacts ?
Outre la réduction de l’utilisation des pesticides qui reste le premier levier pour préserver la biodiversité, l’expertise identifie trois grands types de leviers d’action : l’atténuation des effets, la réglementation, et le recours à des produits moins persistants et impactants comme les produits de biocontrôle.
L'atténuation des effets
Une nécessité à combiner différents leviers pour une meilleure efficacité.
L’atténuation des effets peut consister à limiter les dérives (hors de leur cible) de produits phytopharmaceutiques lors de l’application et leur transfert immédiat dans le sol et les eaux, ce qui suppose d’intervenir lorsque la météo est favorable (désormais réglementé). Du matériel agricole adapté et des produits aux formulations alourdies permettent de limiter la dérive. Il est important de couvrir les sols par de la végétation : 40 % moins pollués dans ce cas. La phytoremédiation – ou dépollution par les plantes - peut contribuer à réduire de 10 % la présence de pesticides dans les sols. La gestion du paysage joue aussi un rôle majeur permettant d’aménager des zones tampons qui limitent notamment le ruissellement vers les sols et les cours d’eaux voisins : les mares peuvent ainsi le minorer de 60 %, les haies et zones enherbées de 40 %.
Une voie complémentaire consiste à privilégier le biocontrôle aux pesticides de synthèse. Cependant, des besoins de recherche et de données sur la contamination des milieux et ses impacts sont constatés. En outre, la difficulté est que certains produits et organismes de biocontrôle sont déjà présents dans les milieux et qu’il est difficile de faire la part de la fraction apportée par la lutte phytosanitaire. Les solutions de biocontrôle sont en général moins persistantes et présentent une plus faible écotoxicité que les pesticides classiquement utilisés mais avec des exceptions comme par exemple, les Bacillus thuringiensis, le spinosad et les pyréthrines.
Il n’y a pas de solution unique pour réduire les impacts des pesticides, mais une nécessité à combiner différents leviers pour une meilleure efficacité.
La réglementation
La réglementation actuelle, bien que très ambitieuse et contraignante, comme cela a été souligné par la littérature scientifique, pourrait être améliorée pour mieux atteindre ses objectifs de protection. Actuellement, l’évaluation routinière des risques ne prend pas en compte la complexité du vivant (et les interactions entre espèces) et les effets cocktails ou multistress. Des améliorations pourraient également être obtenues en intégrant plus fortement les données d’épidémiosurveillance. Il faudrait aussi mieux cibler les espèces étudiées (par ex. oiseaux granivores pour mieux évaluer les effets indirects) et les milieux étudiés.
Des besoins de recherche
En conclusion de cette expertise, François Houllier, a affirmé l’engagement de l'Ifremer à poursuivre les recherches pour mieux éclairer les lacunes.
L'essentiel des leviers sont à terre, mais nous avons besoin d’en savoir plus sur la mer : la Chaire bleue mise en place par l’Ifremer à Nantes étudiera l’impact des pollutions sur les microbiotes des organismes marins ; j'espère aussi que des projets ambitieux seront déposés, sur l'exposome marin dans le PPR "Océan - Climat", sur le continuum terre-mer dans le PEPR "One Water", ou encore dans le cadre de la mission européenne pour la restauration des océans et des eaux.
François Houiller, PDG de l'Ifremer
De son côté, Philippe Mauguin, PDG d’INRAE, a insisté sur l’enjeu de renforcer l’expertise et le développement de pistes alternatives. « Le concept One Health, une seule santé humaine, animale et environnementale, pourrait ainsi être mobilisé plus avant dans les recherches avec les concepts d’exposome, d’écoexposome et de microbiote ». Il est nécessaire de progresser dans la caractérisation qualitative et quantitative de la biodiversité et des services écosystémiques, dans l’attribution des causes multiples du déclin : pollution chimique, changement climatique, artificialisation des sols… Il faudra également veiller à corriger l’effet loupe créé par la focalisation des recherches sur des molécules ou groupes chimiques particuliers et l’effet réverbère faisant qu’un résultat ne peut être obtenu que s’il est présent dans la zone « éclairée » par le dispositif de recherche.
Le concept One Health, une seule santé humaine, animale et environnementale, pourrait ainsi être mobilisé plus avant dans les recherches avec les concepts d’exposome, d’écoexposome et de microbiote.
Phillippe Mauguin, PDG d'INRAE
Les pouvoirs publics ont mobilisé des moyens importants pour soutenir les alternatives aux pesticides, en particulier pilotés par INRAE : le programme prioritaire de recherche Cultiver et protéger autrement, le programme et équipement prioritaire de recherche (PEPR) sur la sélection variétale, et les grands défis Biocontrôle et robotique. L’agroécologie et les alternatives aux pesticides sont une priorité dans la feuille de route 2030 d’INRAE, qui a également été moteur d’une alliance européenne pour la sortie des pesticides associant 34 instituts de recherche de 20 pays européens. Un colloque organisé par INRAE à Dijon les 2 et 3 juin prochains, sous l'égide de la présidence française de l'Union européenne, sera l'occasion de partager les avancées et les pistes de recherche dans ce domaine.
Outre les pouvoirs publics français, Philippe Mauguin pointe la nécessité de sensibiliser également les pouvoirs publics européens et de partager cette expertise de manière opérationnelle. Ceci a été fait les 11-12 mai à l’occasion d’une conférence ministérielle organisée par le ministère en charge de l’Environnement avec la présentation par l’Anses du Partenariat européen –qu’elle coordonne- pour l'évaluation des risques liés aux substances chimiques (PARC) avec l’ambition de concevoir une évaluation de nouvelle génération plus protectrice. En décembre 2022, INRAE livrera également une prospective sur la sortie des pesticides à l’échelle européenne.
- IPBES : Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémique (Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services)
- Phytopharmacovigilance : Dispositif qui a pour objectif de surveiller les effets indésirables des produits phytopharmaceutiques disponibles sur le marché et couvre à la fois la contamination des milieux, l’exposition et les impacts sur les organismes vivants – y compris les humains - et les écosystèmes, ainsi que les phénomènes d’apparition de résistances Anses).