La crépidule sous les feux de la rampe
Il y a peu, la crépidule, singulier escargot de mer, envahissait nos côtes. De 20 000 tonnes en 1995, le stock en rade de Brest aurait grimpé jusqu’à 120 000 tonnes avant de revenir à son niveau des années 1990. Comment expliquer de telles variations ? La crépidule, fléau ou espèce stimulante pour la biodiversité des fonds marins ? Les effets de sa colonisation seraient question d’échelle. Un nouvel engin capteur d’image, le PAGURE, plonge pour la 1ère fois dans le cadre d’une étude scientifique, pour apporter de nouveaux éléments d’analyse aux chercheurs.
Une espèce invasive, qui n’aurait pas que des mauvais côtés
La crépidule est un mollusque gastéropode vivant en milieu côtier peu profond et abrité (fonds de baies et estuaires). C’est un filtreur se nourrissant de diverses particules en suspension dans l’eau. Elle est immobile au stade adulte, fixée sur un caillou, un rocher, ou la coquille d’un autre invertébré vivant sur le fond. Mais c’est plus souvent sur un congénère qu’elle s’installe, formant des chaines de plusieurs individus empilés (jusqu’à 20). Un cas unique du règne animal, avec une stratégie de reproduction originale car elle change de sexe au cours de sa vie. Les crépidules les plus jeunes sont des mâles et occupent le sommet des chaines alors que les femelles, les plus âgées, forment leurs bases.
Originaire de la côte Est des Etat-Unis, la crépidule a débarqué en France accidentellement en plusieurs vagues : d’abord d’Angleterre au début du XXe siècle avec le commerce de l’huître américaine, puis lors du débarquement des alliés (probablement attachée aux coques des navires), et enfin dans les années 70 avec l’importation massive de l’huître creuse.
Aujourd’hui elle est présente sur tout le littoral de la Manche, et une partie du littoral Atlantique. Lorsqu’elle prolifère, la crépidule modifie la nature des fonds qu’elle envase via son activité de filtration et de production de fèces et elle amène une importante proportion de débris coquilliers. Elle forme des bancs que l’on ne connaissait pas il y a quelques décennies. Elle a fait reculer certaines espèces (notamment exploitées) et elle peut gêner les activités ostréicoles et la pêche aux engins traînants.
Mais cette espèce ingénieure, qui façonne les fonds marins, n’a pas que des mauvais côtés puisqu’elle accroît en même temps la richesse en espèces d’invertébrés et l’abondance des animaux dans les milieux qu’elle colonise en permettant à d’autres espèces de se fixer : éponges, ascidies, ou pétoncles noirs notamment.
«C’est une question d’échelle, souligne Antoine Carlier, chercheur au laboratoire d’écologie benthique côtière de l’Ifremer. Si on observe 1 m2 de fond colonisé par la crépidule, la diversité d’espèces y est plus grande que sur 1 m2 de sédiment nu. Par contre, à l’échelle de la rade de Brest, la prolifération de la crépidule sur différents habitats est plutôt synonyme d’homogénéisation et de perte de biodiversité. »
Cette campagne permettra ainsi de mieux cerner l’impact d’une telle prolifération sur la richesse des communautés d’invertébrés.
Observée depuis un engin novateur, le PAGURE
Après plusieurs tests en bassin et en mer, le PAGURE est maintenant utilisé dans le cadre d’une campagne scientifique. Depuis le 20 et jusqu’au 26 avril, l’engin, semblable à une luge équipée d’appareils vidéo et photo, sillonne le fond de la rade de Brest.
« La prise d’image est complémentaire des techniques classiques de prélèvements sur le fond ou de comptages avec des plongeurs. C’est non destructif et cela permet d’explorer en quelques heures des surfaces importantes », précise Antoine Carlier. Et le PAGURE est innovant car il permet une prise de vue vidéo à large champ à l’avant mais aussi une imagerie photo verticale offrant une très bonne résolution. Tracté par le Thalia, navire océanographique côtier de l’Ifremer, à une vitesse d’environ 1 nœud, il peut être déployé selon deux modes : un mode « traineau » avec des patins, et un mode « volant » permettant de survoler le fond marin à une hauteur ajustable. Une option intéressante pour des fonds irréguliers ou pour étudier les habitats les plus fragiles.
Des suivis récents ont montré qu’une grande partie de la population de crépidules de la rade de Brest décline. Le stock, qui était passé de 20 000 tonnes en 1995 à 120 000 tonnes en 2000, est maintenant revenu à son niveau des années 90. Reste à expliquer pourquoi. Plusieurs hypothèses méritent d’être testées comme l’apparition de pathogènes, une pression de prédation, ou plus vraisemblablement une pollution issue du bassin versant.
La campagne en cours cible trois secteurs de la rade de Brest, présentant différents degrés de colonisation :
- une zone au nord-est, dans le chenal de l’Elorn, présentant encore de fortes densités (jusqu’à 2000 individus par m2),
- un fond historiquement très colonisé au sud-est, mais présentant désormais de faibles densités d’individus vivants et d’importantes accumulations de coquilles vides,
- et un fond entièrement recouvert de crépidules mortes, dans la partie sud-ouest de la rade.
Dans chacun des trois secteurs, une zone témoin sans crépidule est également analysée permettant de mesurer l’influence des bancs de crépidules vivants et morts sur la biodiversité des fonds. Les séquences photos et vidéos obtenues seront ensuite analysées en laboratoire afin d’identifier et de quantifier les espèces rencontrées.
La conception du PAGURE a été financée par des fonds européens, dans le cadre du projet H2020 Jerico Next.
Un projet européen de recherche pour favoriser l’utilisation de nouveaux équipements de mesure : le projet Jerico-Next, financé par le programme européen H2020, offre aux acteurs des secteurs privés et public, l’accès aux grandes infrastructures de recherche dans le domaine de l’observation côtière. Lancé en septembre 2015 pour une durée de quatre ans, ce projet permet le développement, l’utilisation et la mise en réseau d’infrastructures de recherche. Ainsi vise-t-il à faciliter l’accès des chercheurs et des ingénieurs aux grands équipements scientifiques comme les observatoires sous-marins câblés, les flottes de drones et les navires de pêche dans les zones côtières et maritimes européennes. En complément des équipements en mer, Jerico-Next permet l’accès à des laboratoires de recherche ainsi qu’à certains types d’équipements de mesure, comme le PAGURE-2. Coordonné par l’Ifremer, le projet regroupe 33 partenaires dont des PME européennes.