Pêche : peut-on mettre fin aux prises accessoires ? [Parole de scientifique #10]
3 Questions à Youen Vermard, halieute de l’unité écologie et modèles pour l'halieutique au centre Atlantique de l’Ifremer à Nantes.
Ne capturer que les poissons souhaités est une mission très difficile pour les pêcheurs : la sélectivité des engins utilisés est limitée et de nombreuses espèces cohabitent dans les mêmes zones aux mêmes périodes de l’année. Depuis 2019, la règlementation européenne fixe un cadre pour limiter le rejet à la mer des poissons non ciblés mais capturés, appelés les « prises accessoires ». Cette obligation de débarquement concerne uniquement les espèces gérées à l’échelle de l’Europe par l’imposition de quotas ou de tailles minimales de capture[1].
A travers cette obligation de débarquement, la Commission européenne affichait pour objectif premier d’inciter les pêcheurs à limiter les prises accessoires pour ne pas nuire au renouvellement de leurs populations.
1. Quelle est la part des poissons rejetés à l’eau sur le volume total pêché ?
Il est très difficile d’estimer la part globale des poissons rejetés à la mer. Une étude australo-canadienne a estimé en 2017 qu’elle représentait en moyenne 10 % des prises mondiales soit 10 millions de tonnes par an ; la FAO l’estimait à 9,1 millions de tonnes par an en moyenne entre 2010 et 2014[2]. Les chiffres varient énormément d’un engin de pêche, d’une espèce et d’une zone à l’autre, mais sont assez élevés en Europe par rapport au reste du monde. Au début des années 2010, entre 40 et 60 % des plies (poissons plats) pêchées au chalut à perche en Manche[3] et en mer du Nord[4] étaient rejetés. Les chaluts de fond remettaient à la mer 20 à 30 % de leurs prises ; les filets, lignes et casiers de manière générale moins de 10 %[5]. Certaines espèces de faible valeur marchande étaient presque intégralement rejetées. C’est ce sombre constat qui a poussé la Commission européenne à mettre en œuvre l’obligation de débarquement pour inciter les pêcheurs à ne prélever que les poissons commercialisables, à épargner ceux non désirés et aller ainsi vers une pêche plus durable.
2. Quels changements a apporté l’obligation de débarquement en vigueur depuis 2019 ?
Peu de changements tangibles pour l’instant, malheureusement. La part des rejets n’a pas vraiment diminué[6]. Avant, si le quota de pêche du cabillaud en mer du Nord était fixé par exemple à 20 000 tonnes, les pêcheurs pouvaient en pêcher 25 000 tonnes et rejeter les cabillauds trop petits, abimés ou pour lesquels ils n’avaient pas ou plus de quota disponible. Aujourd’hui, en théorie, tout cabillaud pêché doit être débarqué et décompté. En contrepartie, ce quota peut être proportionnellement augmenté (jusqu’à 25 000 tonnes si l’on reprend l’exemple précédent) dans la limite du rendement maximum durable[7]. Des dérogations encadrées par des règles strictes[8] ont été accordées par la Commission européenne, autorisant par exemple les pêcheurs à remettre à l’eau les espèces dont la bonne survie (après rejet) a été démontrée en fonction de la méthode de pêche.
Comment expliquer que dans les faits, la plupart des poissons censés être débarqués continuent d’être jetés par-dessus bord ? Il y a trois freins majeurs à la bonne mise en œuvre de ce règlement européen. Le premier repose sur la difficulté technique à « trier sur le fond plutôt que sur le pont ». De nouveaux engins plus sélectifs ont vu le jour mais restent peu utilisés. Le deuxième point de blocage est le partage historique des quotas de pêche. Il est inégal entre pays et entre pêcheurs d’un même pays, et mène à rejeter des poissons de bonne taille et qualité, même quand le quota global n'est pas atteint. Les pêcheurs danois ont par exemple des quotas très limités sur le merlu en raison de la quasi-absence de l’espèce dans leurs eaux à l’époque où la politique des quotas s’est mise en place dans les années 1980. Mais aujourd’hui, sa population augmente et se porte bien. Il devient difficile pour les pêcheurs d’éviter d’en pêcher même s’ils ne les ciblent pas. Plutôt que de les débarquer, d’épuiser leur maigre quota et de voir leur pêcherie fermée prématurément, ils les rejettent. Enfin, le troisième problème est la difficulté de contrôler les infractions en mer.
Cette réforme a néanmoins permis une prise de conscience collective du problème et a engendré de nombreuses discussions entre les acteurs de la filière afin d’améliorer la situation.
3. Comment améliorer l’acceptation et la mise en œuvre de l’obligation de débarquement ?
Plusieurs pistes sont privilégiées. Avant l’application de cette réglementation, nous avons cherché dans le cadre du projet européen Discardless des moyens techniques pour limiter les prises accessoires et donc les rejets. On sait par exemple que des mailles de filets plus grandes permettent aux poissons trop petits ou trop jeunes de s’échapper et que des systèmes d’ouverture des filets adaptés aux comportements connus des espèces sont aussi efficaces. D’autres technologies utilisant l’intelligence artificielle pour améliorer cette sélectivité dans le chalut sont à l’étude à l’Ifremer. Mais ces solutions technologiques ne régleront pas le problème dans sa globalité. Éviter de pêcher dans les zones et aux saisons où l’on sait que les captures non désirées sont abondantes serait une autre partie de la solution. Nous avons discuté qu’il semble impossible d’atteindre le « zéro rejet » de manière absolue, et qu’il sera sans doute nécessaire de revoir les modalités d’application et d’acceptabilité de cette règlementation pour que ses objectifs d’améliorer l’exploitation des ressources de poissons et de minimiser l'impact de la pêche puissent être atteints.
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