40 jours pour mieux comprendre la vie des profondeurs

Du 27 janvier au 11 mars, une équipe de scientifiques coordonnée par l’Ifremer embarque à bord du navire océanographique Pourquoi pas ?. Objectif : plonger à plus de 3500 m de fond pour étudier les organismes vivants autour des sources hydrothermales, avec des questions sur leur cycle de vie et leur capacité de dispersion - colonisation.

L’océan profond, au-delà de 1000 m de profondeur, représente 79% du volume de la biosphère marine. C’est le plus grand écosystème de la planète, mais c’est un environnement difficile d’accès, l’un des moins bien connus de la planète. Pourtant, il pourrait être concerné à moyen terme par des activités humaines, étant donné l’intérêt suscité par les ressources minérales profondes.

Dans ce contexte, il importe de mieux connaître ces milieux, en particulier pour les préserver. L’Ifremer pilote la campagne en mer BICOSE2 (Biodiversité, interactions, connectivité et symbioses en milieux extrêmes) en collaboration avec l’UPMC (Université Pierre et Marie Curie), le Muséum national d’histoire naturelle et l’Institut océanographique méditerranéen, campagne qui se déroulera sur la dorsale atlantique.

Le premier volet de cette campagne, mené début 2014, a permis de cartographier avec une grande précision la zone d’étude, mais aussi d’effectuer pour la première fois des prélèvements microbiologiques sur des sites hydrothermaux inactifs. La campagne BICOSE2, qui aura lieu du 27 janvier au 11 mars, permettra d'une part de compléter les données acquises en 2014 en termes de caractérisation des habitats et de biodiversité associée et d'autre part de répondre à de nouvelles questions émergentes sur les espèces observées, comme la crevette Rimicaris exoculata (voir ci-dessous). Ces questions portent notamment sur le cycle de vie des espèces profondes et leur capacité de dispersion - colonisation.

L’étude de la biodiversité des grands fonds présente de nombreux intérêts. Elle permet de comprendre une origine possible de la vie et les limites de fonctionnement d'écosystèmes méconnus de notre planète. De plus, elle ouvre la voie vers l’utilisation de cette biosphère extrême pour produire de nouvelles molécules d’intérêt économique et sociétal (enzymes, médicaments ou antibiotiques par exemple).

Des zones hydrothermales variées

Au milieu de l’océan Atlantique, les dorsales forment un relief montagneux qui se découpe sur les vastes plaines abyssales. Leur crête culmine jusqu’à 3000 m de hauteur, par rapport à ces plaines qui se trouvent au-delà de 5000 m de profondeur.

Sur ce relief accidenté se situent les zones hydrothermales, constituées d’amas de roches sulfurées aux formes variées, notamment sous forme de cheminées, qui peuvent atteindre plusieurs dizaines de mètres de hauteur. Sur les sites actifs, ces conduits rejettent une fumée, d’où leur surnom de fumeurs noirs. Leur formation est due à la précipitation de minéraux issus des fluides hydrothermaux de haute température qui s’en échappent (> 300°C). D’autres sites sont inactifs : comme pour un volcan, ils s’éteignent et se fossilisent avec le temps, ne restent alors que les amas rocheux riches en minéraux.

La campagne BICOSE2 sera menée à 3600 m de profondeur sur deux sites hydrothermaux actifs à mi-chemin entre les Antilles et les Canaries, nommés par les scientifiques TAG (Trans Atlantique Geo-traverse Active Mound) et Snake Pit (la fosse aux serpents) sur la ride médio-Atlantique. Le site de Snake Pit comprend plusieurs dépôts hydrothermaux récents (< 4000 ans) qui s’échelonnent sur près de 15 000 m2 (l’équivalent de deux stades de football). Le site actif de TAG est plus grand (près de 20 000 m2) et plus ancien (environ 50 000 ans) que ceux présents à Snake Pit. Autour du site actif de TAG, de nombreux sites inactifs (ou fossiles) ont pu être découverts bien qu’ils demeurent encore aujourd’hui relativement méconnus.

Les zones hydrothermales de Snake Pit et TAG sont séparées par une faille transverse, la faille de Kane, véritable fosse de 6000 m de profondeur qui entaille la dorsale et induit un décalage de son axe entre le nord et le sud.

Des oasis abritant une vie extrême et riche

Sur ces sites se développent de nombreuses espèces animales. Plus de 500 ont ainsi été identifiées à ce jour. Ces oasis de vie intriguent les biologistes depuis 40 ans. Comment les espèces peuvent-elles vivre dans des environnements aussi extrêmes ? Il y règne une pression de 360 bars, soit le poids d’un éléphant rapporté à la surface d’un ongle. L’oxygène y est réduit, il n’y a pas de lumière et donc pas de végétaux. De plus, les fluides hydrothermaux sont particulièrement agressifs, avec un pH très acide (inférieur à 4) et des températures pouvant dépasser 350°C, par rapport à une eau de mer très froide (2°C).

Pour appréhender ces questions, on étudie une sorte de crevette colonisant ces cheminées peu hospitalières (jusqu’à 2500 individus par m2) : la crevette Rimicaris exoculata, découverte en

1986. Les études ont montré que son tube digestif était rudimentaire. Mais, sa tête, particulièrement développée, héberge sous sa carapace des bactéries. Ces microorganismes tirent leur énergie des composés chimiques (hydrogène, sulfure, méthane, fer) apportés par les fluides hydrothermaux, pour produire des sucres et protéines qui alimentent la crevette. Comparable à la photosynthèse que l’on trouve dans le règne végétal, ce processus a été baptisé chimiosynthèse.

Des questions se posent encore sur le mode de reproduction de l’espèce, car peu de larves ou de femelles ovigères (porteuses d’œufs) ont encore été observées. Néanmoins, les observations de la première campagne BICOSE ont suggéré pour la crevette R. exoculata l’existence d’une période de reproduction hivernale. On suppose ainsi qu’il existe aussi des cycles saisonniers au fond de l’océan. D’où l’intérêt de renouveler la campagne BICOSE en début d’année, afin de confirmer la saison de reproduction des crevettes et de mieux prédire le moment du départ des larves pour leur migration vers d’autres sites.

Leur déplacement est en effet un point clé. « Si les larves ne se déplaçaient pas, on observerait de site en site des populations différentes au niveau génétique, explique la chef de mission Marie-Anne Cambon, microbiologiste  à l’Ifremer. Or on retrouve la même population de crevette (même signature génétique) tout le long de la dorsale, on suppose donc que les larves migrent. Reste à savoir comment… avec des obstacles de la dimension de la faille de Kane ».

Des outils de prélèvement innovants déployés à 3600 m de profondeur

Au niveau géologique, les sites hydrothermaux actifs sont relativement bien décrits en comparaison des sites inactifs. D’où l’intérêt sur cette nouvelle campagne pour se pencher sur les sites inactifs. Avec une résolution d’1m, voire 50cm, les travaux de cartographie détaillés menés depuis la première campagne BICOSE permettent de retrouver de plus en plus facilement les sites hydrothermaux étudiés.

Le sous-marin habité Nautile effectuera un peu moins d’une trentaine de plongées. Grâce à un aspirateur à faune, le submersible permettra notamment de réaliser des prélèvements biologiques sur le fond. Outre la crevette Rimicaris exoculata, un effort particulier sera porté sur la moule Bathymodiolus puteoserpensis qui a aussi colonisé certains sites hydrothermaux.

Prélever des animaux dans cet environnement profond est une gageure au niveau scientifique, car ils sont incapables de survivre à la surface. Ils ne supportent pas, par exemple, nos faibles pressions atmosphériques. Pour les remonter vivants, il faut donc les prélever dans des chambres sous pression puis les maintenir dans un aquarium pressurisé, mis au point par l’équipe AMEX de l’UPMC qui sera à bord. De plus, l’Ifremer développe depuis 2015 une boite, nommée FISH Box, permettant de fixer le matériel génétique des espèces sur le fond afin de remonter leur ADN et ARN sans dommage. Cette FISH Box sera utilisée pour la première fois lors de BICOSE 2 ainsi qu’un nouveau préleveur de fluides sous pression nommé IBIS.

Enfin, de nouveaux outils de récolte des larves ont aussi été mis au point depuis 2013, notamment une pompe autonome de l’Ifremer qui peut effectuer des prélèvements sur le fond pendant 48 heures.